Les sophismes de Bernard Edelman
Bernard Edelman a consacré un livre au procès qui opposa en 1926 un collectionneur américain Edward Steichen et les avocats de la milliardaire Mrs Harry Payne Whitney, fondatrice du musée homonyme, aux douanes des Etats-Unis. Celles-ci avaient appliqué le tarif prévu pour les articles manufacturés, à une œuvre de Brancusi portant le titre Oiseau dans l’espace qui, si on l’avait tenu pour une sculpture, aurait été exonéré[1]. Comment une telle méprise avait-elle été possible ? Mais, au fait, était-ce une méprise ? L’inspecteur des douanes n’avait pas perçu le prétendu « oiseau » comme étant manifestement une œuvre d’art. Or on ne peut reprocher à un fonctionnaire qui n’est pas professeur d’esthétique de prendre ses décisions en fonction des caractéristiques évidentes des objets. Cette évidence était-elle toujours d’actualité ? On verra en tout cas qu’elle n’était pas remplacée, chez le juge, les avocats, les témoins et Bernard Edelman lui-même, par des idées beaucoup plus claires que celles du douanier au sujet de l’art et de sa définition. Saurait-on répondre à cette question que le problème trouverait ipso facto sa solution mais c’était impossible car tout ce petit monde confondait l’art et le beau. On peut définir le premier, mais pas le second dont la position est axiomatique : il est la cause de l’émotion sui generis, dite « esthétique ».
Le pouvoir judiciaire ne saurait se substituer au critique d’art pour juger la valeur esthétique d’une œuvre et la déclarer « belle », c’est-à-dire réussie, ou pas ; il peut seulement décider que tel objet entre ou non dans la catégorie des œuvres d’art. Encore faudrait-il disposer d’une définition consensuelle de cette dernière grâce à laquelle le tribunal se prononcerait sur l’être de la chose en dehors de tout jugement de valeur. Les défenseurs du non-art contemporain prétendent qu’une telle définition est introuvable. J’en ai pourtant proposé une : « l’œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes source de plaisir esthétique ». Il faut y ajouter que, dans le cas de la peinture et de la sculpture, les « formes » en question sont inspirées en grande partie par le visible[2]. Non sans raison, l’inspecteur des douanes ne s’est pas posé de questions auxquelles il ne pouvait répondre. Comme l’a montré Wittgenstein, s’il y a des notions qui sont difficiles à définir, on peut néanmoins les utiliser en risquant assez peu de se tromper. Il suffit de constater qu’elles recouvrent des objets qui ont en commun un « air de famille ». Notre homme voyait tous les jours passer sous ses yeux des œuvres d’art incontestables. L’oiseau de Brancusi ne partageait avec elles aucun air de famille. Si la Cour de justice ne se contentait pas du critère de Wittgenstein, il lui aurait fallu la définition ci-dessus, seul moyen de clarifier un débat inextricablement embrouillé comme le montrent les longues citations qu’en donne Edelman. On y voit des témoins, convoqués à la barre à cause de leur autorité en matière artistique, se contredire grossièrement d’une réponse à l’autre comme dans le passage suivant : «Question : la Cour vous a demandé si vous appeliez ceci un oiseau. Mais si Brancusi l’avait appelé ‘’tigre’’, vous l’appelleriez ‘’tigre’’ vous aussi ? Réponse : ‘’Non’’. Le juge : « S’il l’avait intitulé ‘’animal en suspension ‘’, l’auriez-vous appelé ‘’animal en suspension » ? R. ‘’Non’’. Le juge :’’ Vous voulez dire que vous appelez ceci ‘’oiseau’’ parce que c’est le titre que lui a donné l’artiste ?’’ R. ‘’Oui Monsieur le Président’’. Q. : ‘’S’il lui avait donné un autre titre, vous le nommeriez du titre qu’il lui aurait donné ? ‘’ R. : ‘’Certainement’’ » (pp 139-140).
Autrefois, une discussion aussi absurde n’aurait pu avoir lieu : ce que représentait une sculpture était indiscutable et son titre sans importance. Bien souvent une autre personne que l’artiste en décidait. Ce fut le cas, par exemple, pour L’enlèvement de la Sabine de Giambologna nommé par le poète Borghini ou pour L’île des morts de Böcklin désignée ainsi par un marchand de tableaux qui écarta le titre proposé par le peintre. Nommer le sujet d’une œuvre (ou prétendue telle) est devenu essentiel aujourd’hui parce que cette étiquette sert de substitut à un contenu inexistant. Elle introduit l’illusion d’un sens là où il n’y en a pas. Sans son titre de Guernica, cette œuvre de Picasso aurait peut-être été oubliée comme des dizaines de milliers d’autres choses qu’il a faites.
Un haut degré de volonté mimétique a guidé la main d’innombrables artistes depuis quarante mille ans, produisant d’immenses chefs-d’œuvre. Si vous enlevez à la peinture et à la sculpture le critère de la figuration, comme l’a finalement fait le tribunal américain, la différence entre art et non-art devient indiscernable. Malgré le titre parlant de son livre, Edelman n’en est pas conscient mais cette régression se manifeste dans l’impossibilité où il est d’éviter les raisonnements circulaires. Brancusi est un artiste puisqu’il réalisé « l’oiseau » et celui-ci est une œuvre d’art car il a été fait par un artiste. C’est ce que laisse entendre un témoin selon qui, si un sculpteur enlève au hasard des éclats à un morceau de pierre le résulta sera une œuvre d’art (pp 93-94). Après avoir cité ce jugement, Edelman déclare que désormais « l’œuvre valait ce que valait le créateur » (p 76) mais comment juger ce dernier si ce n’est au vu de ses œuvres ? Au cas où elles n’entreraient pas sous la catégorie art, ne serions-nous pas en droit de dénier à l’auteur la qualité d’artiste ? Eh bien non ! Voilà où nous en sommes.
La grande autorité d’Edelman en matière d’art est Nelson Goodman. Rivalisant avec ce maître, il s’efforce d’être aussi sophiste que lui. Un des témoins ayant déclaré que l’oiseau était « trop abstrait », on lui demande si c’est l’absence de tout élément [je souligne] figuratif qui disqualifie l’oiseau et si celui-ci ne serait pas acceptable à condition qu’on lui adjoigne une tête. Le témoin répond non et, contrairement à ce que prétend Edelman, il ne se contredit nullement. Une œuvre d’art est un tout cohérent ; ce n’est pas l’addition d’un élément hétérogène qui peut rendre artistique ce qui ne l’est pas. S’attachant au mot « trop », Edelman ratiocine : si l’oiseau avait été « raisonnablement abstrait aurait-il trouvé grâce aux yeux du témoin ? Mais alors où commence et où finit l’abstraction ? » (p 126) A cela deux réponses : 1° pour qu’une sculpture soit qualifiée d’« assez abstraite mais pas trop », il faudrait que son motif soit reconnaissable tout en étant stylisé. La notion de stylisation permet de désigner la part acceptable de l’abstraction dans un art fondamentalement figuratif ; 2° l’argument qui s’appuie sur l’impossibilité de tracer une frontière précise entre ceci et cela est un sophisme typique nommé sorite.
L’étude de ce procès et des controverses esthétiques et juridiques qu’il suscita donne l’occasion à Bernard Edelman d’exposer ses idées philosophiques exaltant le Chaos et se prosternant devant le Néant. Il oppose à l’Américain « pour qui la nature est une création de Dieu » « l’Européen matérialiste pour qui la nature est régie par des processus physico-chimique » (pp 12-14). L’idée ne lui traverse pas l’esprit que la nature puisse être une création de Dieu et obéir à des lois physico-chimiques. Il ne craint pas non plus de se contredire en écrivant un peu plus loin que « la matière est sans foi ni loi » (p 18). En réalité, les enjeux théologiques qu’Edelman croit déceler dans cette affaire sont purement imaginaires et convoqués pour colorer de superstition la position de ceux qui considèrent d’un regard critique le non-art contemporain. Il s’agit d’enrôler du côté de ce dernier les cervelles molles des esprits qui se targuent d’être forts.
[1] Bernard Edelman L’adieu aux arts, L’Herne 2011. Le livre était déjà paru chez Aubier-Flamarion en 2000.
[2] Tous ces problèmes théoriques sont examinés dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et Renouveau, Editions de Paris, Versailles 2006.
Bonjour monsieur,
Le problème essentiel qui fait que votre position est incompatible avec la réalité du monde de l’art (quoi que l’on pense de celle-ci), provient de ce que vous adoptez une attitude prescriptive plutôt que la tentative d’analyse des œuvres. De ce fait, vous classez ces dernières a priori entre ce qui est du vrai art (celui qui vous agrée) et ce qui n’est que du « non-art » (tout le reste). Ce n’est rien d’autre que l’expression des tentations normatives qui tiennent lieu de pensée esthétique de tous les régimes autoritaires, qu’ils soient étatiques ou individuels.
Ainsi, la définition personnelle de l’art que vous avancez (« l’œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes source de plaisir esthétique ») ne repose que sur vos préférences subjectives, qui sont parfaitement respectables, mais dont on ne comprend pas bien ni pourquoi ni comment vous comptez les imposer à tous.
L’idée même d’une définition pose la question de son fondement : d’où tenez-vous la certitude que l’œuvre d’art est ceci ou cela ? Quant aux « formes signifiantes et prégnantes », c’est une formule tellement large et vague qu’elle peut servir à inclure ou exclure à peu près n’importe quoi. Ce n’est donc pas un critère discriminant. Même chose pour le « plaisir esthétique » : qui le définit ? Le plaisir éprouvé devant un Van Gogh, un masque Dogon ou un Mondrian est-il de même nature ? Que faire de la diversité du plaisir ? Comme en amour et en gastronomie, à chacun ses préférences : l’un peut aimer l’expression de sentiments tragiques, un autre l’édification pédagogique, un troisième la spéculation intellectuelle et un autre encore peut apprécier de perdre tous ses repères et de vivre une expérience déroutante. Comptez-vous déclarer illicite certains plaisirs au motif qu’ils ne sont pas les vôtres ?
Vous écrivez que « Si vous enlevez à la peinture et à la sculpture le critère de la figuration, comme l’a finalement fait le tribunal américain, la différence entre art et non-art devient indiscernable. » Cela revient à dire que ne peut être reconnue comme œuvre d’art qu’une image indiscutablement figurative (je précise « indiscutablement », pour éliminer des œuvres comme l’oiseau de Brancusi qui est figurative — il s’agit bien de la représentation d’un oiseau —, mais dont l’identification n’est pas évidente). C’est en revenir à une conception extrêmement étroite et réactionnaire de l’art.
Par ailleurs, il y a des œuvres parfaitement figuratives (Bernard Buffet, par exemple, ou les peintures académiques du XIXe) qui sont absolument sans intérêt, alors que des œuvres abstraites ont été des jalons essentiels de l’expérience esthétique du XXe siècle (Malévitch, Mondrian, Rothko, Pollock…), que vous le vouliez ou non.
Finalement, les juges du procès Brancusi ont adopté le raisonnement le plus sage : ceux qui ne voulaient pas admettre le caractère artistique de l’œuvre de Brancusi étaient simplement moins informés du monde l’art des années 1920 que les défenseurs du sculpteur. Les juges ne se prononcent pas sur le fond (qu’est-ce que l’art ?) — qui demeure indécidable à moins de recourir à l’arbitraire et à la censure —, mais sur le mode de fonctionnement de ce qu’on appelle le monde de l’art. Ils concluent en disant : que l’on apprécie ou pas ce type d’œuvres, force est d’admettre qu’elles font partie de l’art. Ensuite, chacun est libre de décider qu’elles ne l’intéressent pas. Mais prétendre qu’elles relèvent d’un « non-art » est simplement un aveu d’ignorance et d’autoritarisme.
Bonjour Monsieur,
N’acceptez-vous pas les commentaires ?
En ce cas, pourquoi laisser cette option ouverte ?
On trouvera ma réponse à Antoine Block en première page du site.